JOUR 15
14 septembre 2018 O Pedrouzo – Santiago de Compostela (24,5km)
Ce matin au petit-déjeuner, le moral n’y est pas : Mumu a trop tiré sur la corde, reprenant trop tôt la marche après son intoxication alimentaire, ses pieds sont douloureux, elle a beaucoup maigri, elle qui n’a déjà rien de superflu… Repartir dans ces conditions serait de l’inconscience et elle doit se faire une raison…
C’est avec ses crédencials que nous prenons la route, un peu écoeurées de ce coup du sort mais motivées par l’envie d’arriver pour elle, pour nous, pour décrocher les trois Compostelas qu’on a amplement méritées, surtout si on se compare aux touristes des voyages organisés « marchez-dans-le-bus-jusqu’à-Santiago-et décrochez-un-diplôme-de -crétin heu pèlerin ».
Je lui whatsappe des photos de notre parcours (c’est sûr que ce n’est pas la pygmée qui risque de le faire vu que son portable est une cabine téléphonique de 1918 … la boule te salue…)
Cette dernière étape est moins déprimante que ce qu’on pourrait croire en étudiant le plan et ses indications de villes, aéroport et faubourgs. Une piste de calcaire tracée entre les eucalyptus, des traversées de villages aux églises médiévales entourées de leur cimetière (Aparté : les tombes des espagnols sont empilées telles des barres hlm mais en moins bruyants… du coup je m’interroge : peut-on parler d’enterrement puisqu’il n’y a pas mise en terre ? D’entassement plutôt ? L’entassement du défunt aura lieu le… Ok, compris, j’arrête…), des petits ponts de bois au dessus des rus, le décor est champêtre jusqu’à l’aéroport. Le nombre de paires de chaussures abandonnées sur les bornes, sur les fils électriques, dans les arbres après ce périple ne fait que croître, une bonne partie ressemble aux tatanes portomarines de Mumu, c’est explicable du coup, le marcheur n’est pas malpropre, il a juste le sens du ridicule …
À 11h 30, nous ne sommes plus qu’à 6 km du panneau de Santiago, nous prenons un thé à San Marcos, décidées à manger plus loin, quand la faim nous prendra.
12h et nous atteignons le mont de Gozo, le « mont de la joie », vue imprenable sur la cathédrale au loin, ainsi nommé car au moyen-âge, les pèlerins français qui y découvraient enfin la vue sur la ville hurlaient « Montjoie, Montjoie, Saint-Denis » cri de guerre et devise du royaume de France.
De là, c’est sur goudron que nous traçons vers le bureau des pèlerins, derrière la cathédrale, déterminées à ignorer nos estomacs pour doubler le plus de marcheurs possibles et diminuer le temps d’attente que je sais inévitable.
Nous trainons le temps de faire quelques photos à l’entrée de la ville, puis nous mettons le turbo et à 13h 20, alors que Mumu va prendre son taxi de retour, nous prenons place dans la queue des pèlerins en quête de reconnaissance.
Et ça se mérite une Compostela … le plus dur n’étant pas les 1500 premiers km mais bien les derniers avec son troupeau de marcheurs, ses échoppes de babioles coquillardes et les 2 heures de piétinement dans la chaleur et la foule avant de comparaître devant le juge de délivrance du précieux diplôme.
C’est comme à la sécu : les numéros de guichet s’allument pour indiquer quel est le bureau libéré pour recevoir le prochain demandeur. Avec ma petite Didile (tout ce qui est petit est mignon, bien sûr que je t’aime quand même ma Didilou, même si tu es une langue de vipère qui confond un joli corps pneumatique avec un gros thon tout rond) nous prenons les paris du prochain numéro, 13 rectangles qui s’affichent en rouge ou vert. Le 2 est très actif, le 7 aussi, suivi du 5, alors que les numéros du fond, 11, 12 sont plus lents à l’allumage.
Quelques pèlerins au bord du malaise abandonnent, nous progressons lentement jusqu’à devenir les premières de la file, et le 4 s’illumine ! Je fonce au guichet crédencials en main, la mienne et celle de Mumu, comptant sur mon don avéré en espingouin pour faire valider son aventure en même temps que la mienne.
Un homme jeune, indifférent à ma fierté pédestre, saisit mes documents, jette un œil vague sur mes superbes tamponichages, me tend une feuille sur laquelle je dois remplir les cases « nom et prénom », « nationalité », âge », « ville d’origine », « raisons du pèlerinage » (trois choix : motif religieux, spirituel ou touristique) « année et lieu de départ du pèlerinage ».
Je remplis soigneusement ma ligne et je m’aperçois qu’au dessus de moi, peu nombreux sont les pèlerins partis du Puy, de Vezelay, Tours, Paris ou autre localité lointaine … Dix pour cent à peine, noyés dans les frais-partis de Sarria… Les « centipèlerins » font beaucoup de bruit et prennent beaucoup de place pour peu de mérite, c’est la rançon du succès des reliques de Jacques le Majeur, je vous ferais un petit résumé de sa vie, son œuvre, sa mort un peu plus tard…
Le bénévole consulte la feuille que je lui rends, tire une page enluminée imprimée d’un texte en latin, ajoute « Dnam Silviam Desmidt » et me voilà compostée, ou compostelée plutôt, mais pas encore réjouie. Les crédencials de Muriel dans la main, je récite le texte que j’ai répété avec Didile un peu plus tôt.
Amiga enferma (malade) diarrea (ça c’est bon, je ne vous traduis pas) pies estropeado (pied foutu) elle, à l’hôtel, no posible caminar (marche impossible) … Je vous disais bien que j’étais quasi polyglotte français- mime-esperanto, du coup il me comprend parfaitement … Mais ça n’arrange rien du tout vu qu’il me répond dans la même langue : mouvement des doigts qui miment la marche, « ella, venga para Compostela » agitation de l’index de gauche à doite, « imposible sin certificado medico ».
Pas besoin de dico, j’appelle Mumu consternée, elle me rappelle qu’elle a une ordonnance de Pierre dans son sac, on pourrait peut-être ? … Espoir déçu, seule la consultation d’un medico espagnol est acceptée…
Je me dirige la mort dans l’âme vers la sortie, et j’aperçois au bout du grand comptoir ma Didile en train de passer devant l’inquisition au féminin.
On avait bien jugé, les numéros du fond étaient squattés par les vieux bénévoles qui mettent une plombe à traiter un dossier ! La mamie scrute avec attention chaque tampon, les compte, retourne les crédencials, les relit, et finalement les repose et tend la main à Didile en souriant ! Une franche poignée de main avec félicitations ! Ça c’est de la reconnaissance ! Elle tire une enluminure différente de la mienne (tiens donc ? pourquoi ça ?) et calligraphie avec soin Dnam Odilam …
Comme je n’aime pas m’avouer vaincue et que cette dame me semble bien disposée envers la coquillette Didile et son parcours authentique, je me fends de mon plus beau sourire, j’adopte un ton implorant et je reprends mes explications médicales (enferma, diarrea, pies no posible caminar) et j’agite devant ses yeux ma propre Compostela, mes crédencials et celles de Muriel en ajoutant fébrilement « les mêmes, les mêmes !» « Tres peregrinas, tres Le Puy en Velay, tres amigas » « todos la même chose !! » Odile !! Comment on dit « on a fait la même chose » en espagnol ?
La vieille dame semble hésiter puis elle opine du chef, allez, d’accord ! Je saute de joie en l’inondant de mercis, de regards de gratitude, de rires béats, et elle me calme en m’expliquant qu’elle doit d’abord finir de s’occuper du cas de Didile dont elle n’a pas eu le temps d’écrire le patronyme. Elle me tend la feuille aux cases à remplir et tremblante, j’inscris ma coquillette pilote, celle qui a tout instigué, au panthéon de l’histoire du pèlerinage ! Je m’aperçois ce faisant qu’Odile, ligne du dessus, a coché « raison touristique » cette mécréante, alors que pour Mumu et moi j’ai noté « raison spirituelle », voilà pourquoi nos Compostela n’ont pas le même aspect, une pour les philosophes, une pour les touristes haha !
Enfin c’est fait, après 2 heures d’attente, nous ressortons du bureau épanouies en se claquant la bise. Je suis toute émue et j’envoie à Muriel la photo de nos deux diplômes, mais pas du sien pour faire durer le suspens…Auquel nous devons mettre fin rapidement vu qu’elle nous fait part de sa décision de venir faire la queue malgré ses pieds récalcitrants : je lui whatsapp sa précieuse Compostela !
Nous retrouvons Mumu à l’hôtel, et après lui avoir conté toutes excitées nos dernières aventures, nous ne pensons qu’à une chose : boire, manger … Propres et apprêtées, nous voilà en route pour le parvis de la cathédrale via la rue piétonne que se disputent commerces et restaurants. Un passage dans celui qui nous servira la demi-pension pour vérifier quel est le menu du pèlerin promis, et c’est la révolte des coquillettes ! Du veau (terneras) du merlu (merluzza) on n’en peut plus !! On prévient qu’il faudra aménager la formule sinon ça va ch-souffler dans le ventilo, et on part se trouver une terrasse pour fêter notre nouvel état de pèlerines estampillées.
Nous traversons la praza do Obradoiro, passons devant la cathédrale malheureusement impossible à visiter au vu de la queue infernale qui serpente devant son parvis. Nous admirons sa façade monumentale et le porche de la gloire du XIIème siècle, joyau de l’architecture romane. En face, le séminaire qui est désormais le siège de l’hôtel de ville et du gouvernement local. Le collège Saint Jérôme et l’hôpital des rois catholiques ferment les côtés de la place sur laquelle passe le petit train des visiteurs et où les pèlerins et les badauds marchent, stationnent, s’asseyent, s’allongent, la foule est dense à Santiago !
On emmène Mumu rue Carretas, celle du bureau des pèlerins, pour lui montrer l’entrée et les grappes de marcheurs qui s’agglutinent sur le trottoir, attendant l’autorisation d’y pénétrer… Cette fois, il y a bien 3 ou 4 heures de queue à venir, qu’il est bon de regarder de loin ceux qui vont souffrir plus qu’on a souffert ! (C’est une notion biblique il me semble, à vérifier…)
Tout près de là, les touristes en terrasse savourent des maxis sangrias dans d’énormes verres ballons, ça nous fait trop envie et c’est en infidèles de la cerveza que nous commandons la même chose, délicieux breuvage dégusté tout en écrivant nos cartes postales. La faim à peine calmée par quelques olives, nous nous rapprochons de notre cantine du soir qui est désormais fermée, ouverture dans une heure seulement. Nous n’avons pas fini de fêter notre arrivée, aussi nous patientons dans un bar à tapas devant un vin blanc pour moi et deux « Apérol » pour Mumu et Odile qui découvrent le Spritz -sorte de Campari avec sucre et vin blanc pétillant- qui les ravit. Les tapas sont copieuses mais l’appétit s’est ouvert et quand nous investissons le restaurant, nous réussissons à échanger notre triste menu pèlerin contre une pizza XXL avalée tout entière. Il est l’heure d’aller se coucher, repues, demain nous sacrifions à la tradition en allant à Fisterra, village de marins qui est la véritable fin du Camino frances, là où les pèlerins ramassaient leur coquille pour la ramener fièrement accrochée à leurs vêtements.